Hommage prononcé par Suzanne Savale le 7 juillet 1945
Je viens accomplir au bord de cette tombe un bien douloureux devoir, celui de dire adieu à Mme Sueur, qui fut une de mes compagnes de misère au camp de Ravensbrück. C’est au Palais de Justice de Rouen que je fis la connaissance de Madame Sueur, arrêtée avec son mari début mars 1944 par la gestapo. Nos cellules étaient voisines, et aussitôt je pus communiquer avec elle. Mais, deux jours après son arrivée, je quittais Rouen pour les bagnes allemands. Je devais retrouver Mme Sueur au camp de Ravensbrück. Un jour, dans mon bloc, Mme Sueur vint me voir et me donna des nouvelles de ma famille de Rouen,* me cachant les bombardements afin de ne pas augmenter mon inquiétude. Beaucoup amaigrie, l’état de santé de Madame Sueur ne semblait pas, à cette époque, alarmant. Comme nous toutes, Madame Sueur avait, ancrée dans le cœur, la haine des boches tortionnaires. Nous nous rendions mutuellement visite et nos conversations nous étaient salutaires, pour l’une comme pour l’autre. Nous parlions des êtres chers que nous avions laissés en France. Elle m’entretenait de son mari interné à Buchenwald, avec lequel elle correspondait. Elle souhaitait de tout son cœur que son sort fût moins pénible que le sien. De ses enfants, de ses chères petites filles, Yvette et Lucette que, en bonne grand-mère elle chérissait par-dessus tout. Comme elle disait ces mots avec amour ! Elle pensait à leur première communion qu’elles feraient ensemble dés son retour.
Madame Sueur était courageuse. Dans son bloc 31, en face du mien, il y avait des travailleuses d’intérieur. Madame Sueur en était. Elle tricotait. Il valait mieux travailler car, avec les boches, les malades et les femmes de plus de 50 ans étaient bonnes pour la chambre à gaz. De temps en temps, les SS venaient chercher cinquante ou cent femmes, et les emmenaient à l’extermination. C’était la panique, l’épouvante. Madame Sueur fut deux ou trois fois désignée pour ces sinistres convois. Chaque fois, elle put se sauver grâce à son agilité et à sa décision. Elle voulait tant revenir en France.
A plusieurs reprises, quand elle savait qu’il allait y avoir fouille à son bloc, elle m’apportait ses affaires pour que je les lui cache. Un jour, je fus dénoncée et punie, car nous n’avions pas le droit, à cause des épidémies et des poux, de transporter quoi que ce fût d’un bloc à l’autre. Je lui fis quand même parvenir son paquet. Je savais qu’il y avait dedans différentes choses auxquelles elle tenait et quelques petits travaux qu’elle avait faits pour les enfants.
L’hiver était rude. Elle allait stoïque, aux appels deux fois par jour. Elle souffrait surtout de la faim. La maigre soupe aux rutabagas, une fois par jour, n’apaisait pas les besoins de son estomac. Elle maigrissait de plus en plus. Elle attrapa une grosse bronchite, mais il lui fallait subir quand même les appels, pendant plusieurs heures. En février 1945, chaque bloc était sévèrement gardé, nous ne pûmes plus nous voir.
Puis le 2 mars, je partis pour le camp de Mauthausen, en Autriche. Nous nous étions promises, l’une et l’autre, de donner des nouvelles à nos familles sitôt rentrées. Ce fut elle qui revint la première. Elle tint parole et ma famille sut que j’étais vivante. Je rentrais à mon tour, au mois d’avril 1945. Un jour, j’appris que Monsieur et Madame Sueur venaient d’arriver à l’hôpital de Rouen. J’allais voir Madame Sueur. Je la trouvai affaiblie, dans un état de maigreur extrême. Son premier mot fut pour me dire qu’elle avait faim ! Son état empira. Encore sous l’impression du cauchemar et de la crainte continuelle où nous vivions dans les camps, elle croyait que les piqûres qu’on lui faisait étaient destinées à l’achever. Quelques heures avant sa mort, elle recouvra toute sa lucidité et dit à son mari : « Je vais mourir aujourd’hui ». Le jour même à dix heurs du soir, Madame Sueur s’éteignait. Elle rejoignit l’armée innombrable des victimes des brutes nazies.
Elle aura été de ces françaises qui n’ont jamais douté de leur pays et qui, par avance, avaient accepté tous les risques pour la libération de leur patrie. Elle aura eu la courte joie de pouvoir revoir son pays, sa famille. Que dans ce cimetière entouré du calme majestueux de la campagne, la terre soit légère à ses cendres et que le passant se découvre respectueusement devant la tombe de Madame Sueur, morte pour la France.
Je prie Monsieur Sueur, Madame et Monsieur Patrelle et leurs enfants, si cruellement frappés, d’agréer mes condoléances émues. Et vous, chère et malheureuse compagne, dormez en paix dans la terre de France.
Au nom de vos camarades de Ravensbrück, Adieu !
Suzanne Savale
*Suzanne avait été arrêtée le 29 mai 1943
Source : Catherine Laboubée "Suzanne Savale, Résistante normande..." Editions de la Rue