La libération de Florentine
Mars 1945, deux opinions divisent les autorités du Reich. Certains, conscients de l'issue imminente et fatale, sont prêts à négocier pour sauver ce qu'il peut encore l'être, d'autres, comme Hitler, sont partisans de continuer sur une politique ferme.
A Paris, on sait l'urgence à accélérer le processus de libération des déportés. Ce serait trop atroce d'arriver quelques jours trop tard. Aussi, décide-t-on d'envoyer un homme en mission en Suisse pour tenter de débloquer la situation.
Le 28 mars, un délégué du Comité International de la Croix Rouge (CICR), conformément à son ordre de mission, se rend à Berlin pour remettre de la part du Comité une lettre du Président du Comité International à l'Obergruppenführer* Kaltenbrunner et discuter avec lui au nom du Comité international. Il s'agit de poursuivre les pourparlers entamés en Allemagne par le Président du CICR avec les Autorités allemandes au sujet du rapatriement et de l'échange de prisonniers de guerre et de déportés, de leur ravitaillement en colis Croix-Rouge ainsi que de la visite des camps de concentration par les délégués du Comité International.
La rencontre a lieu le 30 mars à Berlin. Le délégué obtient l'accord de libération de déportées politiques françaises et valides, contre des prisonniers allemands détenus en France depuis la libération du territoire français. Il reste à déterminer les modalités de l'échange.
Le délégué quitte Berlin en direction nord, avec l'intention de se rendre auprès du Commandant SS et de faire une visite au camp de concentration de Ravensbrück d'où il veut sortir et ramener en Suisse, avec ses véhicules, un premier convoi de 300 femmes.
Le dimanche 1er avril 1945, jour de Pâques, l'émissaire du CICR rencontre le commandant du camp et obtient de lui qu'il sélectionne 300 détenues françaises valides selon l'accord en cours de négociation. Il repart vers Berlin afin de finaliser les modalités de leur libération.
Vers 17 h, les déportées voient alors une policière circuler de bloc en bloc pour y laisser le mot d'ordre de "rassemblement général pour les Françaises le lendemain matin, à neuf heures". Les avis des détenues sont partagés, certaines disent que c'est pour un rapatriement, d'autres pour un transport noir (chambre à gaz) ou encore pour un changement de camp. Après maints conciliabules, les Françaises décident de se rendre à l'appel du lendemain. Suit une nuit blanche pour Florentine et ses camarades, anxieuses du sort qui les attend.
A 9h, le 2 avril au matin, lors du rassemblement général, le commandant passe dans les rangs, en fait sortir Florentine et 299 autres détenues. Elles sont alors emmenées aux douches par rangs de 5, inquiètes de ce que vont déverser les pommes de douche.
Elles sont dépouillées de tous leurs vêtements de prisonnières, on leur donne des habits civils. Le bruit se confirme qu'elles vont être échangées. Elles sont conduites au bloc 31, dont l'enceinte est sévèrement gardée. On leur annonce qu'elles doivent partir dans les 24 h.
Pendant ce temps, les délégué du CICR sont toujours en négociation au Ministère des affaires Etrangères. Après d'âpres discussions, ils parviennent à arracher un accord le 3 avril au soir. Des prisonniers de guerre canadiens seront "prêtés" par les nazis pour conduire les camions suisses et des SS accompagneront le convoi jusqu'à la frontière germano-suisse où doit avoir lieu l'échange avec les prisonniers allemands détenus en France.
A Ravensbrück, le 3 avril au matin, on vient dire aux 300 prisonnières qu'il faut passer une seconde fois aux douches et y subir le grand épouillage, celui de la veille ayant été insuffisant. Le temps est couvert, et il fait très froid. Elles attendent toute la journée devant le bâtiment. Aux douches, les vêtements donnés la veille sont remplacés par un équipement se composant d'une robe d'été et d'une chemise. Ainsi habillées, elles regagnent le bloc 31 qui ne contient aucune couverture. Elles y grelottent pendant deux jours et deux nuits, tenaillées par l'inquiétude et l'espoir à la fois.
Le 4 avril, à 20 h, l'émissaires du CICR revient à Ravensbrück. Avec le Commandant du camp qui veut juste lui donner le change, ils font rapidement le tour du camp. Lorsqu'il demande à voir les femmes désignées pour le transport, le Commandant se dérobe et lui remet seulement une liste avec tous les noms, dont celui de Geneviève de Gaulle.
Enfin, le 5 avril à l'aube, 300 femmes sont appelées. Mais les prisonnières cachent parmi elles Marie, une dame de 60 ans dont les jambes enflées font peine à voir (ce qui portera à 301 le nombre de femmes libérées).
Pendant ce temps, à 6 h, le délégué suisse se rend au camp et demande à voir le Commandant pour assister à l'appel des 300 femmes qui doivent l'accompagner en Suisse. Mais personne ne le laisse pénétrer dans le camp.
A 7 h, parait le premier groupe de cent femmes. Le délégué est saisi d'effroi à la vue de ces pauvres créatures squelettiques, négligées, apeurées, méfiantes, vêtues de méchants vêtements. Plusieurs ont le crâne rasé. Elles ne peuvent croire qu'elles vont enfin s'éloigner de leurs bourreaux et être libres. Elles prennent l'émissaire pour un agent à la solde des SS qui va les conduire dans la chambre à gaz. Elles peuvent à peine comprendre qu'elles vont partir pour la Suisse.
Florentine est dans le second groupe, elle reste inséparable de Lucette Salle, une résistante déportée dans le même convoi qu'elle, onze mois plus tôt. Parmi les cent dernières femmes se trouve la malheureuse Marie, incapable de se tenir debout seule, soutenue par deux jeunes détenues. Toutes ses camarades supplient le Suisse de l'emmener, promettant d'en prendre particulièrement soin. Celui-ci accepte et commence alors par administrer aux plus faibles des médicaments pour la circulation du sang et des fortifiants afin de les préparer au voyage.
Elles passent la porte en colonne de 5 par 5 encadrées de SS. Arrivées à 1500 mètres du camp, elles aperçoivent au milieu des bois une dizaine de camions blancs, recouverts d'une immense croix rouge. Un cri de délivrance monte du groupe, s'amplifiant de plus en plus, des larmes se mêlant aux rires. Puis la tristesse les reprend en pensant à leurs camarades encore prisonnières.
Florentine, comme beaucoup de ses soeurs de misère, est incapable de monter seule dans le camion. Les canadiens préposés à la conduite des véhicules aident les déportées. La plupart d'entre elles a des œdèmes de la faim, les chevilles et les ventres enflés, l'œdème des paupières. Le personnel allemand remet à chacune des provisions pour trois jours, soit une demi livre de beurre, un paquet de gâteaux et un énorme saucisson. Mais à peine en voiture, elles se jettent dessus avec avidité. En cinq minutes, il ne reste que la moitié de leur pain. Florentine garde précieusement son pain.
Le 5 avril à 9 heures, Florentine et 300 déportées quittent enfin Ravensbrück, avec la petite voiture des représentants de la Croix-Rouge suisse en tête de convoi. Six fonctionnaires de la police criminelle, dont l'un appartient à la suite d'Himmler, sont chargés de la surveillance du convoi. Le voyage commence à travers l'Allemagne sur l'autostrade. Tout est en décomposition, c'est la fin de l'hitlérisme sur les routes, des soldats affamés, avilis, plus d'essence...
En fin de journée, les camions de la Croix-rouge, à court d'essence, doivent s'arrêter dans un village situé près d'Ingolstadt. La petite voiture part seule en Suisse chercher de quoi les ravitailler. Florentine et ses compagnes sont installées dans la salle des fêtes pour trois jours. Enfin la voiture suisse est de retour avec un camion citerne. Il est grand temps de reprendre la route car il y a des malades, la nourriture ne leur a pas réussi après tant de privations.
Le convoi repart sur l'autoroute. Il traverse la ville d'Ulm dans sa totalité. Seule la cathédrale se dresse intacte au milieu d'un tas de décombres. Au soir, la traversée du Lac de Constance s'effectue sur un bac.
Le 9 avril 1945, à Kreuzlingen, à la frontière germano-suisse, a lieu l'échange avec les prisonniers allemands renvoyés par la France le 7 avril 1945. Pour la dernière fois, on les fait se ranger par cinq et l'on compte toutes les femmes. Puis les SS disparaissent de l'autre côté de la barrière. Enfin libres !
Malgré l'heure tardive, la population circule dans les rues et souhaite la bienvenue aux femmes revenues de l'enfer. On s'empresse autour d'elles. Des lits de paille sont prêts, des collations les attendent dans un centre d'accueil où de vrais médecins donnent les premiers soins. Dès le lendemain, Geneviève De Gaulle rejoint son père en poste à Genève.
Elles sont si fatiguées que la Croix-Rouge décide de les garder une journée de plus. Elles reçoivent de nouveaux paquets de la Croix-Rouge et le train les emmène de Kreuzlingen à Annemasse où elles arrivent le 11 avril à 1 h 30 du matin. La France retrouvée !
Une réception officielle les attend à Annemasse. Le gouvernement français offre la franchise avec priorité de télégrammes pour aviser les familles. Florentine choisit une carte représentant la gare d'Annemasse, symbole de ses premiers pas sur sa terre de France qu'elle aime tant.
Beaucoup sont malades et hospitalisées. Une camarade décède dés son arrivée. Les jambes de Florentine ont bien du mal à la porter. Mais elle n'a qu'une idée, retrouver les siens.
Après deux jours de halte dans un hôtel fort accueillant, elles embarquent pour Lyon-Perrache. Tristement, elles laissent aussi des malades et des mourantes à l'hôpital d'Annemasse. A la halte de Lyon, le groupe se sépare. Les habitantes du Sud partent pour Marseille. Elles sont 177 à regagner Paris. Tout au long du parcours, de jour comme de nuit, l'accueil français est vibrant.
Le 14 avril 1945, le train arrive à la nuit, gare de l'Est. Sur le quai, une foule énorme est massée. Alors, comme au jour de leur départ dans le wagon qui les avait emportées vers l'Allemagne, dans un même élan, les rapatriées entonnent "La Marseillaise"... En tête de délégation, le Général De Gaulle en personne vient accueillir les premières rescapées de Ravensbrück, camp où a été détenue sa nièce. Florentine reçoit une gerbe de fleurs des mains du Général De Gaulle. Un buffet de bienvenue leur est offert dans un hôtel où leur sont également réservées des chambres.
Le 15 avril 1945, un véhicule de la Croix-Rouge ramène Muguette Weiss, qui réside à Connelles, et Florentine à St Jean de Frenelles, dans l'Eure. Florentine n'a pour bagage qu'une gerbe de fleurs et un quignon de pain noir. Méconnaissable, elle retrouve avec émotion sa fille Jeanne, son gendre Lucien et ses chères petites-filles, Yvette et Lucette. Le 29 avril, Jean rentre à son tour à Frenelles. Incapables de prononcer un mot, c'est en larmes que les époux se serrent dans les bras l'"un de l'autre.
Un peu plus de la moitié du convoi survécut à la déportation.
Le 29 avril 1945, lors des élections municipales, les femmes françaises vont voter pour la première fois. Par la suite, Martha Desrumaux et Marie Oyon, deux des camarades libérées avec Florentine, seront élues Députées à la première Assemblée Constituante.
Brigitte Garin
* Obergruppenführer : Général de corps d'armée
Carte de Florentine visible dans la galerie photos.
Sources : Archives CICR, Fondation pour la Mémoire de la Déportation, témoignages de Florentine Sueur, de Reine Charrier "Rescapée de l'Enfer Nazi ", de Denise Dufournier "La Maison des Mortes", et de Marie Bour par un article dans "Le Courrier".