Le récit du calvaire d'Albert FORCINAL, député des Andelys.

13/08/2014 12:55

Photo: le 15 mai 1964 à Morgny, Albert FORCINAL, à gauche, venu remettre l'insigne de Chevalier de la Légion d'Honneur à Jean SUEUR.

 

"On nous avait dit :

- FORCINAL arrive ce matin à Gisors !

C'est pourquoi, toutes affaires cessantes, nous filons, André BRIARD et moi, dans la capitale du Vexin normand.

Lorsqu'en mai 1943, FORCINAL avait été arrêté par les sbires de la Gestapo, ces messieurs ne s'étaient pas contenter de la martyriser dans sa chair, ils avaient aussi supplicié les pierres de sa demeure qui fut incendiée...

Nous passons devant les ruines calcinées et stoppons devant la maison amie où est descendu le député de l'Eure.

Ce matin s'est déroulée une touchante cérémonie de réception, et le grand martyr de Buchenwald, ému jusqu'aux larmes, a pu mesurer l'affection unanime que lui porte toute la population gisorsienne.

En ce moment, FORCINAL repose dans son fauteuil Et il nous faudra attendre quelques instants avant de pouvoir lui apporter, nous aussi, le témoignage de la profonde sympathie des Andelysiens... Enfin, une porte s'ouvre... Et voici que, dans l'ombre de la pièce voisine, se détache le visage, oh ! combien émacié, creusé, ravagé et méconnaissable de l'héroïque résistant. Ah ! quelle émotion nous étreint ! BRIARD et moi, spontanément, nous donnons l'accolade à notre malheureux ami, échappé par miracle à la géhenne nazie.

Véritablement horrifiés, nous écoutons le récit de ses souffrances, récit que dans sa modestie habituelle, il ne dramatisera pas et présentera, au contraire, comme une chose toute simple...

Certes, pendant les neuf mois passés à Fresnes, il aurait pu connaître les affres du désespoir. Mais il tint bon, stoïquement. Et la flamme du regard, qui n'a pas cessé de briller dans son visage, même après tant de mois de tortures physiques et morales, prouve l'indomptable énergie de ce caractère de trempe peu commune...

- Ils voulaient me faire avouer, nous confie-t-il. C'était me demander de livrer des noms. Ceux, notamment, de Paul BONCOUR, d'HERRIOT, et de l'admirable Mme AUBRAC  qui siège actuellement à l'Assemblée Consultative. Tenez, M.BRIARD, quand j'ai été arrêté j'avais sur moi un carnet où figurait votre nom. J'ai eu peur pour vous !

Rue des Saussaies, dans la fameuse "chambre des aveux spontanés", j'ai été giflé, frappé à coups de battoir, envoyé rebondir contre les murs. On me traitait de salaud parce que je ne voulais rien dire. Et comme la méthode ne réussissait pas, je fus invité à ma déshabiller. Alors, étant nu, je fus rossé à coups de  nerfs de boeuf. Malgré les menottes, j'essayais de me préserver de mes bras. C'était un geste instinctif. Et, dans ce mouvement, je ne faisais qu'enfoncer davantage les menottes dans la chair sanguinolente. Mais, je vous l'assure, au bout de dix minutes, on a beau être en sang des pieds à la tête, on ne sent plus les coups.

- Tu n'es qu'un "parlementeur", persiflaient ces gens, faisant allusion à mon état de parlementaire, tu finiras bien par avouer !

 Ils raillaient mes blessures de guerre, et frappaient plus fort sur les cicatrices. A force de me gifler, ils étaient arrivés à me briser les tympans.

Notez que je n'avais aucun mérite à ne pas avouer, car même si j'avais avoué, je savais que j'aurais été fusillé. Il est vrai que j'aurais peut-être évité les coups.

Mais, comme je n'avouais pas, ces messieurs au nombre desquels se trouvaient certainement deux Français, me firent descendre à la cave, et là, toujours nu, je reçus à pleins seaux, de l'eau glacée de tous côtés. Et puis, les coups de poing recommencèrent, et, à chaque coup, je roulais par terre dans la boue.

Lassés de m'entendre répéter "Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne sais rien", mes tortionnaires me firent remonter dans une chambre, m'enfermèrent, et durant plusieurs heures, me laissèrent seul. Or, ce premier interrogatoire avait duré vingt six heures !

En écoutant ce récit, qui n'eût senti en soi gronder une juste colère et s'éveiller l'esprit de vengeance ? Il va sans dire que ces interrogatoires, toujours aussi longs, se renouvelèrent. Une fois, (on hésite à écrire de telles choses mais on ne peut les cacher quand il s'agit de montrer le sadisme des bourreaux nazis),  les tourmenteurs de FORCINAL lui annoncèrent que s'il ne parlait pas, sa femme, qui était également en leur pouvoir, subirait les derniers outrages. Le coeur déchiré, FORCINAL pourtant garda le silence. Une autre fois (et ceci est encore atroce à révéler), ils lui flagellèrent le bas ventre avec une longue baguette flexible qu'ils lui enfoncèrent ensuite dans l'anus !!

Puisqu'on obtenait rien de ce martyr, on l'enferma désormais dans certaine cellule de Fresnes d'où l'on partait pour le peloton d'exécution. Mais ce ne fut pas vers cette mort, assez douce en somme, que FORCINAL s'en alla ; ce fut vers l'enfer de Buchenwald...

A ce moment de son récit, FORCINAL nous rappelle que, quand il était à Compiègne, il rencontra MAIREAU, REMY et MARY, andelysiens déportés, ceux-ci ne le reconnurent pas tant les mauvais traitements l'avaient déjà changé.

Et puis, ce fut la vie au sinistre camp. Appels, matin et soir, qui duraient trois ou quatre heures, sous la pluie, sous la neige, certains déportés étant complètement nus !  Soupe au rutabaga, aussi peu claire que peu abondante. Travaux épuisants, corvées inimaginables. Détenus servant de cobayes, auxquels on inoculait le typhus, ce qui en faisait mourir de cent à deux cents par mois. Mais il n'y avait pas que le typhus qui faisait mourir au camp de Buchenwald. Les privations de toutes sortes suffisaient. En trois mois, FORCINAL compta neuf cents morts sur six mille déportés.

Vraiment, on raconte sur ce camp des choses inouïes. Tout ce qui a paru sur ce sujet dans la presse est vrai, nous dit FORCINAL. Est-ce que les rats ne commençaient pas à dévorer les monceaux de cadavres, avant que les fours crématoires les aient réduits en cendres ? Et, ne dit-on pas que l'ancien maire de Weimar, enchaîné dans une niche à chien, collier au cou, contraint de marcher à quatre pattes, devait aboyer quand passait un SS ?

FORCINAL, épuisé de fatigue, ne put continuer les travaux de terrassement auxquels il était condamné, comme un forçat, et devint tailleur. N'ayant jamais perdu, même au sein de l'enfer, l'espoir de voir se lever un jour la victoire, il était devenu au camp de Buchenwald, l'un des grands animateurs d'un mouvement de résistance.

Il paraît que le 11 avril, quand arrivèrent les Américains, ordre était donné de massacrer les survivants du camp, et que, pour aller plus vite en besogne, les lance-flammes étaient déjà là !

Puis, avec combien d'émotion, M. FORCINAL nous a parlé de sa noble femme qui est au camp de Pilsen en Autriche, et qu'il attend d'un moment à l'autre.

Absolument bouleversés, nous quittons FORCINAL qui vient de nous montrer sa tenue de bagnard et qui va, ces jours-ci, retourner au Val de Grâce, et nous décidons d'aller, sur le chemin du retour, à Boisemont, rendre visite à Madame Florentine SUEUR, autre martyr de la barbarie nazie."

 

Transcription de  l'article paru dans "L'Impartial" du 28 avril 1945.